Depuis plusieurs mois, on entend une petite musique à tendance complotiste selon laquelle le cabinet de conseil McKinsey aurait donné l’idée du Pass sanitaire au gouvernement français et qu’il y aurait conflit d’intérêt au sein du Conseil constitutionnel car le fils de Laurent Fabius travaille chez McKinsey. Si ce conflit d’intérêt est surtout une opinion morale, il est peut-être possible de savoir si oui ou non McKinsey est l’instigateur du Pass sanitaire… Enquête.

Une partie du rapport du Sénat sur les cabinets de conseil s’attarde à détailler les prestations facturés aux cabinets privés dans le cadre de la pandémie de Covid19. Des tableaux détaillant les missions et même des données ouvertes sont disponibles. Grâce à tout cela, j’ai pu recréer la temporalité des missions concernant la vaccination et le Pass sanitaire vis-à-vis des décisions gouvernementales et des lois votées. Cela donne ce graphique :

On peut voir deux principaux acteurs dans les cabinets de conseil dans le cadre de la vaccination : McKinsey et Accenture. Les autres semblent être dédiés à des tâches de distribution qui ne sont pas très intéressante dans le cadre de la stratégie et des décisions. Accenture est le premier a obtenir une des missions côté informatique pour concevoir et piloter les systèmes informatiques de la vaccination (VAC-SI). McKinsey a pas mal de missions également qui sont bien souvent en même temps qu’Accenture. Aucun des deux cabinets n’est seul début 2020 pour souffler l’idée du Pass sanitaire, ce qui aurait été aisé pour pouvoir le pointer du doigt… Là, les deux cabinets ont tout les deux intérêts à proposer des choses au gouvernement pour que leurs missions soit renouvelées et c’est même plutôt Accenture qui a davantage d’intérêt car il s’occupe des systèmes informatiques.

Petite parenthèse dans l’enquête. Un élément intéressant que j’ai pu remarquer dans le rapport du Sénat, c’est la mission « en urgence » sur la fraude au Pass sanitaire fin septembre 2021 pour Accenture qui fait suite à la découverte que j’ai faite du Pass de Jean Castex dans une photo de presse. En quelque sorte, j’ai fait gagné à Accenture un demi-million d’euro grâce à cela (et j’ai pas eu un merci…). Fin de la parenthèse.

Il faudrait pouvoir déterminer précisément les missions d’Accenture et de McKinsey. Le rapport du Sénat donne des indications et il semblerait que McKinsey n’est vraiment pas sur le Pass sanitaire et qu’il travail surtout à l’organisation de la vaccination. Cependant, en étudiant de plus près les contrats dans les données ouvertes du Sénat, on peut voir des choses étranges comme par exemple cette ligne :

Ligne du tableur d’une mission du Ministère de la santé

Si McKinsey ne travaille pas sur le Pass sanitaire, pourquoi alors est-il indiqué comme mandataire avec Accenture ? Pour le comprendre, il faut étudier dans quel cadre légal ce contrat est passé. C’est un peu technique et ça parle marchés publics mais c’est pas si compliqué. En fait, ces missions sont contractuellement régie par un accord-cadre : une sorte de méga-contrat de plusieurs années avec lequel les ministères peuvent créer des contrats-enfant simplement et sans limite. Ici, c’est l’accord-cadre de la DITP de 2018 qui est en jeu. Techniquement, McKinsey et Accenture sont co-mandataires. C’est à dire qu’il se sont regroupé pour pouvoir postuler et être sélectionné dans l’accord-cadre. Ces méga-contrat sont tellement gros qu’il faut se regrouper entre cabinets de conseil pour avoir une chance d’être sélectionné. Pour le Pass sanitaire, c’est donc bien exclusivement Accenture qui est missionné.

Mais revenons quelque temps sur la genèse du Pass sanitaire : quand exactement avons-nous eu des premières traces de la décision du gouvernement ? Le Conseil d’Etat a été saisi le 12 avril 2021 pour un projet de loi relatif à la gestion de la sortie de crise sanitaire où est évoqué pour la première fois trois catégories d’attestation dans le cadre d’une limitation des déplacements entre les territoires. Chose étonnante, l’avis cite également le « certificat vert numérique » de la Commission européenne qui correspond au Pass sanitaire européen au format QR code tel qu’on le connait maintenant. Il est très important de comprendre qu’en réalité la Commission européenne a proposé le Pass sanitaire dès le 11 mars 2021 même s’il a été mis en place qu’à l’été. Ainsi, on est en droit de se demander si l’instigateur du Pass sanitaire ne se situerait pas plutôt au niveau européen qu’au niveau français.

La commission européenne, réelle instigatrice ?

Le document annonçant le Pass sanitaire européen (appelé « certificats verts numériques ») l’écrit noir sur blanc : « Pour que les certificats soient en place d’ici l’été, les États membres de l’UE doivent en accélérer les préparatifs et la mise en œuvre. ». La commission annonce proposition législative d’ici la mi-mars et fait pression sur les Etas membres pour que ceux-ci se prépare au Pass sanitaire. Ainsi, la France n’a fait que suivre cette demande venue de l’Europe en commençant la mise en place du Pass sanitaire en avril. La théorie selon laquelle McKinsey aurait soufflé l’idée au gouvernement français ne tiens plus puisque c’est la Commission européenne qui est l’instigatrice.

Nous pouvons même trouver d’autres élément qui tendrait à prouver que le Pass sanitaire était une exigence de la Commission européenne puisque que cela serait même une exigence pour co-financer le plan de relance. En août 2020, un groupe de travail nommé « Reprise et résilience » est créé au sein de la Commission européenne. Ce groupe de travail vise à piloter la reprise d’après crise du Covid. Grâce à des prêts ou des subvention, la Commission européenne « finance des réformes » (leurs mots). Concrètement, la Commission européen demande aux Etats membres de suivre à la lettre ses demande de réformes pour avoir de l’argent et le Pass sanitaire serait vraisemblablement une des réformes.

Dans un rapport du 21 janvier 2021, le groupe de travail fournit des préconisations aux Etats. L’une d’entre-elles concerne ce qu’iels appellent l' »e-gouvernement » : il faut accélérer la mise en place de solutions numérique dans le domaine de la santé et de l’identité numérique. Cette mesure parmi beaucoup d’autres pourrait paraitre noyer dans le flot, mais c’est pourtant la deuxième mesure qui est reprise dans cette présentation synthétique du groupe de travail :

"Guidance to MSs for preparing Recovery and Resilience Plans", “e-government, digital public services and local digital ecosystems: [...]
delivering services of public interest notably e-health”
Présentation du plan Reprise et résilience dans le domaine de la santé

McKinsey, un lobbyiste ?

Maintenant qu’on a pu voir que le Pass sanitaire provenait de la Commission européenne, c’est de ce côté qu’il fait enquêter car McKinsey peut très bien avoir proposé le Pass sanitaire au niveau européen et que cette proposition soit retombée en France. Cependant, il est difficile de conclure.

Premièrement, il faut commencer par tenter de mesurer l’influence de McKinsey auprès de la Commission européenne. Il est grand voir très grand. Pour l’affirmer, j’ai éplucher les marchés publics et les documents de la Commission européenne. Un rapport a particulièrement attiré mon attention. Il s’agit d’une note publiée en septembre 2020 et nommée « Shaping the digital transformation in Europe« . Celle-ci est citée à de nombreuses reprises dans beaucoup de documents de la Commission européenne.

Citations sur la gauche et première page du rapport sur la droite avec un encart "This study was carried out for the European Commission by McKinsey & Company
Différentes citations du rapport et sa première page avec la mention de McKinsey en page 2

Ce rapport est cité avec comme auteur McKinsey mais lorsqu’on le télécharge le logo de la Commission européenne est apposé au document et en page 2 nous avons une mention de McKinsey. Sur la page de téléchargement du rapport, il est indiqué qu’il faut citer la Commission comme auteur et dans certains documents il est effectivement indiqué la Commission comme auteur avec une mention de McKinsey. Par ailleurs, McKinsey se cite lui-même 77 fois dans un rapport de 49 pages…

Ce rapport tente de définir les grandes tendances en matière de numérique au niveau Européen. C’est comme une Bible pour la Commission européen. Avec ce rapport, McKinsey est au cœur du pouvoir. C’est lui qui défini les stratégies à en croire ce que lui était demandé dans le marché public correspondant.

Cette étude n’est pas la seule que McKinsey a faite. Le McKinsey Global Institute (MGI) tente d’imposer sa vision en publiant de nombreux articles (sans commande cette fois). En les étudiant, on peut y voir une vision politique pro-technologies. McKinsey adore l’intelligence artificielle. McKinsey adore l’identité numérique. McKinsey adore les objets connectés et la 5G. Il n’hésite pas à vouloir influencer les politiques publique au niveau Européen ou au niveau étatique.

McKinsey promeut ses positions politiques avec des études et des articles qu’il publie mais il va même plus loin avec du lobbying. D’après le registre de transparence de l’UE, McKinsey a organisé plusieurs réunions et a échangé à plusieurs reprises avec des responsables européens pour promouvoir ses services. Grâce a des demandes de communication de documents administratifs, nous pouvons avoir quelques pistes sur les relations de McKinsey avec la Commission européenne. Par exemple, McKinsey a rencontré fin 2020 Roberto Viola, le directeur du département « Réseaux de communication, contenu et technologies » de la Commission européenne.

Compte-rendu de la réunion du 15 décembre 2020 entre McKinsey et Roberto Viola

Dans ce compte-rendu on peut y apprendre que McKinsey s’intéresse à l’après-pandémie de Covid et surtout au niveau de la technologie. Dans d’autres échanges de mail, on peut lire les propositions voir l’insistance de McKinsey pour faire du conseil au sujet de la pandémie de Covid. Dès le 3 avril 2020, au tout début de la pandémie, McKinsey milite pour la technologie comme solution et promeut ses services auprès de la Commission européenne ! A vomir…

Courriel du 23 novembre 2020 où il est noté leur proposition dans le domaine de la santé
Email du 3 avril 2020 : "Participants : McKinsey", "Digital solutions are key topic", "They have developed", "Would be open to exchange"
Courriel du 3 avril 2020 largement caviardé

Manque de transparence

Comme le montre ces copies d’écran de courriels très largement caviardé, il est difficile de savoir ce que McKinsey a proposé dans leur lobbying, si cela a influencé la décision au niveau européen et si le Pass sanitaire provient d’eux. En revanche, de part leurs études publiques, nous sommes sûr que McKinsey adore toutes les technologies d’identité numérique et dans la santé numérique tel que le Pass sanitaire. La Commission européenne devrait publier davantage de documents et arrêter de se cacher derrière le secret des affaires. Quant à la France, McKinsey n’est tout simplement pas enregistré sur le registre des lobbys en France (chez la HATVP) et le gouvernement ne répond pas à mes demandes de communication de documents administratifs.

Impossible d’avoir les livrables produits par McKinsey pendant ses missions ni de savoir qui travaillait pour le Ministère de la santé via ces contrats. En revanche, nous pouvons savoir que le fils de Laurent Fabius est spécialisé sur les questions de consommation et non de santé. Pour autant, dans une de ses publications, il cite le passeport vaccinal dès mars 2021 comme une des solutions pour la reprise du trafic aérien.

On ne saura donc probablement jamais si McKinsey a proposé le Pass sanitaire. Cependant, il est certain que s’opposer au Pass sanitaire c’est s’opposer à la vision politique de McKinsey. Est-ce cela a joué dans les décisions du Conseil constitutionnel au sujet du Pass sanitaire ? Impossible de savoir mais le conflit d’intérêt serait plutôt sociologique et politique qu’autre chose. La position de McKinsey est la même que la Commission européenne et la même que le gouvernement Macron : néo-libérale.