(1/4) Dans cette série de quatre articles, nous décortiquons les relations entre le cabinet de conseil McKinsey et les pouvoirs publics à travers des documents inédits provenant des archives ou plus récents. Cet article est dédié aux marchés publics conclus avec le cabinet.

Avant de s’intéresser au contenu des rapports, il est nécessaire de s’attarder à la forme. Les marchés publics permettent à une administration de demander à un cabinet de conseil externe une prestation contre rémunération.

Il existe un certain nombre de règles encadrant le recours aux cabinet de conseil et à l’attribution de marchés publics. Si de récentes enquêtes (comme au Sénat) se sont préoccupées des pratiques actuelles de McKinsey, nous nous attarderons ici sur ce qu’il se passait dans les années 1970, car de nombreuses archives sont publiques pour cette période.

Le marché fantôme de l’Éducation Nationale

Commençons avec le « Rapport d’étude du prix de revient du marché passé par le Ministère de l’Éducation Nationale avec la société Mac Kinsey » (le nom du cabinet est parfois orthographié ainsi) de l’Inspection générale de l’administration daté de mai 1974. Ce rapport évalue un marché passé par le Ministère de l’Éducation Nationale le 29 janvier 1973.

L’objet du marché est assez classique. Il vise à auditer l’organisation interne de l’administration. Son objet complet était « de concevoir et de faciliter le lancement d’un ensemble d’actions touchant les services administratifs de l’Education Nationale et, notamment, les services de l’administration centrale en vue d’organiser et de mobilier de façon plus efficace l’administration au service des missions du systèmes éducatif dont elle a la charge ».

On peut retrouver une mention de ce même marché dans les archives de la « Commission des marchés d’approvisionnements généraux », un organe qui donnait des avis sur des projets de marchés, donc avant de lancer un marché public. Il est indiqué que ce marché était « le premier du genre soumis à la commission ».

La Commission n’est pas tendre dans son avis du 22 décembre 1972. Elle commence par regretter que « l’objet de ce marché d’études n’ait pas été défini avec suffisamment de précisions, comme l’exige l’article 106 du Code des Marchés ». L’avis pointe aussi le fait que « la définition des moyens à fournir par le contractant étant assez vague, le titulaire conserve à cet égard une latitude qui paraît exagérée et qui ne donne pas une garantie suffisante à l’administration. » En clair, McKinsey n’avait aucune obligation de moyens. Celui-ci tentait de se justifier dans le rapport de l’Inspection générale en indiquant que « il est dans l’intérêt de nos clients de pouvoir nous contrôler sur un résultat plutôt que sur des moyens mis en oeuvre pour y parvenir ».

« Aucune justification valable [n’est] produite en ce qui concerne le montant du prix » est-il également écrit en pointant toujours aucun engagement de moyen. Ensuite, la Commission regrette que le projet de marché prévoit un échéancier de paiements automatique « dont les termes apparaissent manifestement prématurés ».

Ce qui est d’autant plus étonnant est que la Commission ne s’est finalement pas prononcée sur ce projet de marché car celui-ci a été abandonné. Elle indiquait que « Compte tenu des remarques ci-dessus formulées, la personne responsable du marché annonce qu’elle retire son dossier en vie d’une présentation ultérieure. » Pourtant, ce marché a bien eu lieu, comme nous l’avons vu dans le rapport de l’Inspection générale ! A l’inverse de l’avis de la Commission des marchés d’approvisionnements généraux, le rapport de l’Inspection a été fait à postériori et indiquait que le marché a bien eu lieu le 29 janvier 1973.

En fait, on comprend dans l’étude de l’Inspection générale de l’administration de mai 1974 ce qu’il s’est passé. McKinsey a commencé par faire du pro bono (prestation gratuite) probablement en attendant que le marché soit formellement acté. Deux premiers rapports avaient été rédigé avant le 29 janvier 1973 (date de la signature du marché). L’accord de principe du Ministère des Finances avait été obtenu le 15 décembre 1972. Et selon l’inspecteur, celle-ci aurait finalement obtenu un avis favorable de la Commission des marchés le 12 janvier 1973, après avoir ajusté les conditions du marché.

L’inspecteur admet cependant que McKinsey n’a pas respecté le champ de l’étude qui était convenu dans le marché : il a traité la réforme de l’enseignement secondaire, alors que ce n’était pas demandé, et il n’a pas suffisamment traité les sujets de la déconcentration et l’allégement des procédures administratives. Pour finir, il n’y a pas de synthèse de fin d’étude alors que cela était requis.

Des avis défavorables

Quand la Commission des marchés d’approvisionnements se prononce, elle a parfois donné des avis défavorables à l’encontre de McKinsey. Ils sont assez rares : la Commission met un drapeau rouge quand vraiment c’est inacceptable et souvent donne un avis favorable sous conditions.

Par exemple, le Ministère de l’aménagement du territoire et de l’équipement du logement et du tourisme reçoit un avis défavorable le 25 janvier 1974 à propos des établissements publics des villes nouvelles.

Tout d’abord, la Commission regrette que le ministère n’ait procédé à aucune mise en concurrence. Il a choisi McKinsey sans consulter d’autres cabinets de conseil. Pire, la Commission relève que le marché public n’a en réalité aucune limite de prix. Un devis d’un million de Franc est bien prévu, mais des mentions légales précisent qu’il n’est pas contractuel et est seulement indicatif. McKinsey facturera à la fin du marché le montant qu’il veut.

Le conseiller référendaire qui a réalisé le rapport préparant la décision de la Commission n’y va pas de la main morte. Il écrit que « Une telle situation n’est absolument pas admissible sur le plan des principes de la réglementation des marchés publics. » Il poursuit par « D’autre part, elle est en infraction formelle avec les disposition de l’arrêté du 5 juillet 1972 […] ». Plus tard il surenchérit avec « Il résulte des remarques qui précèdent qu’il n’est pas possible de parler de la ‘convenance’ d’un prix qui a été établi en dehors de toute norme comptable, et qui entend conserver ‘flexibilité’ et ‘souplesse’. »

Une mention manuscrite sur la décision de la Commission des marchés d’approvisionnements indique que le Ministère est passé outre cet avis défavorable de la Commission (via une décision du 4 avril 1974).

Autre exemple, dans sa séance du 11 janvier 1974, soit quelques jours avant celle citée supra, la Commission déplorait déjà l’absence de mise en concurrence, l’acceptation des conditions de McKinsey sans aucune négociation, et encore une fois l’absence de prévisibilité du prix du marché. Cette fois-ci, c’était pour un marché du Ministère des postes et télécommunications.

Ces quelques exemples montrent que dans les années 1970 les marchés passés avec McKinsey étaient souvent illégaux. Leurs prix semblent être également très élevés et pas toujours justifiés.