Gilles Babinet, nommé vice-président du CNNum, a publié dans Le Monde fin juin 2021 une tribune sur l’idée de « services publics citoyens ». Celui qui en 2013 qualifiait la CNIL « d’ennemi de la nation » et qui voulait sa fermeture, veut aujourd’hui non plus détruire mais construire « une filière de services publics citoyens » en prenant pour exemple CovidTracker et CovidListe. Si cette idée peut paraitre à première vue intéressante, elle peut, en réalité, vite s’avérer anti-service public. Ma réponse à Gilles Babinet.

La participation des citoyen·nes·s dans l’action publique, ça fait beau sur le papier… et c’est aussi une nécessité pour tout démocrate. Que la gouvernance de la République, l’administration et les pouvoirs publics, soient plus ouverts est essentiel pour permettre une plus grand transparence et une amélioration des services publics par ceux qui les utilisent. Cependant, qu’entendons-nous vraiment par « services publics citoyens » ? Qu’appelle-t-on « citoyen » ? Et quel doit avoir le rôle de l’État et des citoyen·ne·s ?

Définition de « services publics citoyens »

Hasard du calendrier, le même jour, le 29 juin 2021, la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) publie un article sur son site à propos du second forum pour un gouvernement ouvert (« Open d’État ») qui était organisé le 17 juin 2021. Il est fait diverses propositions très intéressantes notamment sur la participation et l’accompagnement des innovations citoyennes, même s’il est surtout question de cela dans le domaine de la santé. Gilles Babinet dans sa tribune cite aussi des initiatives citoyennes dans le domaine de la santé : CovidTracker, ViteMaDose, CovidListe, BriserLaChaine. On connait CovidTracker (j’en ai parlé sur ce blog) et CovidListe (que j’ai également analysé sur ce blog) mais la dernière est peut-être moins connue. BriserLaChaine est le travail de l’ONG Bayes Impact dirigé par Paul Duan qui s’est spécialisé dans les innovations citoyennes. Il a d’ailleurs publié en 2018 un très intéressant document sur l’idée de « service public citoyen » dans le think tank « Digital New Deal » (d’ailleurs Gilles Babinet est aussi membre de ce think tank). Pour résumé, tout ce beau monde défend la même ligne politique au sujet du service public citoyen. La député LREM (à l’époque) Paula Forteza a également co-signé le rapport « service public citoyen » du Digital New Deal.

Le service public citoyen est défini comme les services numériques créés par des citoyen·ne·s sur leur propre chef. Souvent ceux-ci découvrent un problème et le résolvent eux-même, palliant aux manquements de l’État. Il est proposé dans le rapport du Digital New Deal comme dans la tribune de Gilles Babinet et par la DITP que les administrations publiques accompagnent ces initiatives de façon plus active et avec du financement facilement déblocable. La DITP évoque un « fond de prototypage des projets d’innovation civique », le rapport du Digital New Deal propose le « Pacte Service Public Citoyen ». Sur le papier, ça semble beau. J’ai moi-même créé plusieurs services numériques en tant que citoyen : le compteur collaboratif des signatures du RIP, AgendaDeMinistre.fr, OpenMailData.com. Et oui, je crois qu’il faut que les administrations et les citoyen·ne·s se parlent plus, même beaucoup plus (croyez-moi j’ai souvent été face à un mur). Cependant, dans l’appellation « service public citoyen » tout est mélangé : public et privé, non-commercial et commercial, individuel ou organisé, bénévole ou financé.

Public ou privé

La notion de « service public citoyen », si elle part d’un bonne intention, est en réalité un oxymore. Public ou privé, il faut choisir. Par exemple, le gouvernement de Macron a choisit de confier l’organisation de la vaccination a des entreprises privées (Doctolib & co). Pourtant, dans l’administration, la prive de rendez-vous, on sait le faire. Rdv-solidarites.fr est un service créé par l’État pour prendre rendez-vous avec les services sociaux. Ce service public numérique a été créé dans le cadre du programme BetaGouv. Ce programme permet a des fonctionnaires de travailler sur un projet qu’ils mène de A à Z pour répondre à un besoin, le tout financé par l’État. L’idée est très bonne. Ils reproduisent les conditions des initiatives citoyennes mais en interne ! Et ça marche, de nombreux services publics numériques sont créés par BetaGouv. Le seul point négatif de ce programme est la surcouche startup nation inutile et nuisible. Les réalisations sont appelées Startup d’Etat… bon ça encore, on s’en fiche… mais les développeurs recrutés le sont sans contrat de travail, en mode Uber, en auto-entrepreneurs précaires, uniquement à temps partiel pour ne pas pouvoir être requalifié aux Prud’hommes… A vomir.

Faire rentrer les citoyens dans les administrations

Un autre programme gouvernemental qui fait participer les citoyen·ne·s est le programme « Entrepreneurs d’Intérêt Général » (EIG). L’idée est simple : l’administration propose des problématiques et des citoyens tente (pendant un an) de la résoudre avec une solution numérique. L’idée parait aussi pas mal, mais en creusant, en réalité il n’y a pas forcément grand chose d’innovant à embaucher des citoyens : toute embauche de contractuels, c’est ça. Ce qui est plus innovant, c’est le côté promotion d’un an et les défis proposés. Ces défis sont des problématiques qui viennent des administrations, donc nous ne sommes pas dans l’innovation externe (des citoyens) à part pour la réalisation qui est censé être avec une certaine liberté mais tout de même encadré par l’administration d’accueil. Pour qu’il s’agisse d’un programme d’innovation citoyenne, il faudrait que ça soit les citoyens qui proposent des défis. C’est d’ailleurs ce qui est imaginé dans le rapport du Digital New Deal : que « l’État crée des « comptoirs » pour que chaque citoyen puisse proposer un projet ». Et je l’ai moi-même demandé aux organisateur·rice·s du programme EIG : pourquoi ne pas laisser les citoyens proposer des projets ? La réponse était simplement que ça n’était pas la conception originel du programme. A améliorer, donc ?

Une autre chose a peut-être améliorer aussi, c’est le recrutement des citoyens pour EIG. C’est pas que je pense que je suis le meilleur, loin de là, mais j’ai moi même postulé pour être développeur pour l’EIG5 et je n’ai même pas passé l’étape de pré-selection qui est censée uniquement rejeter « Les candidats inéligibles, les dossiers incomplets, ou les dossiers ne remplissant pas les critères de sélection ». Lorsque j’ai demander des détails, on m’a bien confirmé que j’étais éligible, que mon dossier était complet, et que leurs autres critères avaient été parfois jugé très bon, normal ou en dessous d’autres candidat·e·s mais pas non rempli. J’aurais totalement compris si je n’avais pas été sélectionné dans la suite du processus mais dès la première étape, je n’ai pas trop compris, surtout quand j’ai vu que des développeurs recrutés n’avaient appris à coder qu’un an avant de commencer le programme !

Les subventions aux associations

Une proposition de la DITP et de Gilles Babinet porte sur le financement. La DITP parle d’un « fond de prototypage » ou encore « d’accélérer le soutien des pouvoirs publics, en particulier financier. ». Je ne m’y connais pas trop là-dedans, mais les subventions, ça existe déjà. L’État et n’importe quelle administration peut subventionner une association. En revanche, elle ne peut pas accorder de subvention à un particulier seul qui serait en dehors de toute structure. C’est sur ce point qu’ils souhaitent revenir : permettre de financer tout projet même ceux porté par un unique particulier. Là-encore, si l’idée parait bonne, quand on parle de financement il faut faire très attention aux risques de corruption. Pour les subventions, il existe des lois qui permettent d’avoir une assez grande transparence. En outre, l’alinéa 7 de l’article 10 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations indique :

« Le budget et les comptes de tout organisme de droit privé ayant reçu une subvention, la convention prévue au présent article et le compte rendu financier de la subvention doivent être communiqués à toute personne qui en fait la demande par l’autorité administrative ou l’organisme chargé de la gestion d’un service public industriel et commercial mentionné au premier alinéa de l’article 9-1 ayant attribué la subvention ou par les autorités administratives qui détiennent ces documents, dans les conditions prévues par le livre III du code des relations entre le public et l’administration. »

Le Ministère de la santé a déjà financé des initiatives citoyen·ne·s. Récemment, le site CovidListe a bénéficié de 35000€ de subvention. Cependant, au niveau transparence, il m’a été difficile d’obtenir les documents de budget, de comptes ou la convention (j’ai fini tout de même par recevoir quelque documents après plusieurs relances). Un autre point sur les subventions, est aussi la sélection des sujets. Sans refaire la critique que j’ai déjà faite de CovidListe, si on élargie les services publics citoyens aux services non pas seulement numériques, alors la Société Nationale de Sauvetage en Mer (SNSM) est financé beaucoup par des dons. Ici, ce sont les subventions qui semblent manquer… et c’est le cas pour beaucoup d’associations qui sont en charge de bon nombre de services publics essentiels.

Le rôle de l’État et du citoyen

Dans tout le débat sur les services publics et les citoyens, le cœur de la question est le rôle de chacun. En promouvant les citoyens comme créateurs de services publics, il ne faut pas que ces derniers se substituent à l’État. C’est bien là tout le problème. Lorsqu’on voit le financement du service public baisser de jour en jour, et que de l’autre on voit les même (le gouvernement, Gilles Babinet ou une député LREM) promouvoir l’idée de « service public citoyen », il est à se demander si cela n’est pas dans le but de réduire le rôle de l’État. Il faut plus de services publics et de meilleure qualité. Lorsque Paul Duan et le Digital New Deal dans son rapport propose « une évolution du rôle de l’État, non plus seul producteur du service public mais avant tout garant de ses valeurs » (p. 30), j’y vois une dérive grave du concept de « service public citoyen » qui voudrait réduire le rôle de l’État. C’est ce qu’on retrouve dans le concept à la mode « d’État plate-forme ». Développé par Laura Létourneau et Clément Bertholet dans leur livre « Ubérisons l’État, avant que d’autres ne s’en chargent », ce concept attribut à l’État le rôle de plateforme dans le sens où il doit construire toutes les structures pour permettre la création de services publics. Si, ici aussi, l’idée peut paraitre bonne, je suis totalement opposé à la réduction du rôle de l’État comme simple fournisseur de la structure. L’État doit fournir des services publics, le plus possible. Selon moi, en proposant un « État-plateforme », on cherche à minimiser le rôle de l’État et pouvoir permettre la création d’innovations seulement par le privé. Cela est politiquement libéral.

Par contre, ne cherchez pas, je ne vais pas préciser le rôle du citoyen. Les citoyen·ne·s sont libres et indépendants, et je ne vais clairement pas imposer un rôle. En revanche, comme la liberté des uns se termine où la liberté des autres commence, c’est pareil pour le rôle du citoyen : il y a des limites. Je suis totalement contre l’interférence des citoyens dans les missions régaliennes de l’État, surtout quand il s’agit de sécurité.

Proposition : nationaliser et créer des postes d’innovateurs

A aucun moment le mot « nationalisation » n’est prononcé dans les 43 pages du rapport du Digital New Deal ou nulle part ailleurs quand on évoque les innovations citoyennes. Pourtant, c’est pour moi une solution logique. Lorsqu’un service est créé par un citoyen et qu’il fonctionne tel que l’administration le veut, elle peut très bien le nationaliser et même le faire en accord avec le citoyen. Si ce dernier est dans une logique de service public citoyen alors il sera aussi dans une logique de service public… tout-court. Sinon, c’est un entrepreneur privé qui souhaite commercialiser sa solution. C’est d’ailleurs un des points que j’ai fortement apprécié dans le rapport de Paul Duan, il est clairement indiqué qu’un service public doit respecter un certains nombre de principes auxquels je souscris totalement. Un exemple est la transparence : cela peut passer par diverse mesure mais un code ouvert en est une pour les services numériques. Les logiciel libre et open source sont d’ailleurs très utile lorsqu’on veut nationaliser. Avec une licence libre, l’administration peut très simplement, reprendre le logiciel et l’héberger. Ma proposition ici est non pas simplement de reprendre des innovations citoyennes mais de le faire avec l’accord des citoyen·ne·s créateurs et même de les embaucher, et ainsi internaliser des compétences d’innovation.

Plutôt que d’avoir un « fond de prototypage des projets d’innovation civique » comme le propose la DITP, je propose de créer des postes d’innovateurs et d’innovatrices dans l’administration. Ces postes contractuels sur deux ans (comme il est beaucoup fait dans la fonction publique) sont attachés à l’administration qui veut reprendre leur innovation technique. Il pourront ainsi continuer à travailler sur leur innovation ou travailler sur d’autres projets. Cela va beaucoup mieux correspondre aux besoins des citoyen·ne·s que ce que propose la DITP. Leur « fond de prototypage » entre d’ailleurs en total contradiction avec ce qu’écrit Paul Duan dans son rapport : « La question financière se pose surtout avec plus d’acuité plus tard, lorsqu’il s’agit de passer à l’échelle ou de pérenniser le modèle, et que les bonnes volontés ne suffisent plus. » (p. 34). Quand j’ai publié mes innovations, parfois je n’ai rien souhaité du tout de l’administration, parfois j’ai fait des demandes (notamment de documents publics) et je n’ai obtenu aucune réponse (voir même j’ai appris dans les avis de la CADA que l’administration était opposée à mes demandes de données) mais je n’ai pas vraiment eu besoin de financement. Les serveurs peuvent un peu couter, mais à part cela, c’est surtout une stabilité financière, un status et un dialogue avec les administrations que l’on souhaite. Parfois, on veut tout simplement que l’administration reprennent notre innovation (la nationalise), ou au moins qu’elle travaille aux problématiques soulevées par notre innovation.

Si vous pensez que la nationalisation est un concept illusoire, laissez-moi vous présenter un exemple : celui du générateur d’attestation de sortie Covid. Créée par Johann Pardanaud lors du premier confinement, cette application web a été reprise par le Ministère de l’Intérieur et est devenu l’application officielle pour générer des attestations numériques. Voilà l’exemple d’une nationalisation d’un service citoyen en service public !

Conclusion

Je ne sais pas ce qu’est le « nouveau monde » promis par Emmanuel Macron, mais la transformation de l’action publique semble être la même depuis 10 ans, et avec les même… La « disruption » et « l’État startup » n’a pour l’instant permis que de supprimer les contrats de travail pour les travailleurs du numériques qui créent les services publics de demain. La vrai révolution est pour moi, non pas la création « d’une filière de services publics citoyens » mais de rendre citoyens les services publics. Il faut ouvrir des postes d’innovateurs, d’innovatrices, de chercheur·e·s pour expérimenter dans l’administration. Dans les milieux universitaires, la Cours des comptes elle-même dit stop aux projets et plaide pour un financement pérenne de la recherche ! C’est grâce à la stabilité salariale que l’innovation est efficace, partout.