L’affaire Ruffin-LVMH est rocambolesque telle quelle. Le chèque de 10 millions € versé par LVMH pour échapper à un procès en est l’allégorie mais l’audience du lundi 9 mai 2022 a montré que la technologie s’est aussi immiscé dans cette affaire. De simples courriels pourraient faire basculer l’issue du procès.
Ce lundi 9 mai s’est tenu l’audience d’appel du procès Ruffin/Fakir contre LVMH. Dans une salle pleine à craquer de soutiens de Ruffin, l’audience a mêlé techniques judiciaires et sujets de fond. Petit rappel des faits.
LVMH aurait espionné pendant 3 ans le journal de gauche Fakir ainsi que François Ruffin alors journaliste pour ce même journal. En plus de cela, Bernard Arnault aurait fait appel aux services de Bernard Squarcini ancien haut fonctionnaire dans le renseignement. Les poursuites contre LVMH ont été abandonnée après que ce dernier ait conclu un accord financier dit « convention judiciaire d’intérêt public » (CJIP). Pour 10 millions d’euro, aucun procès ne se tient. Cette convention validée le 17 décembre 2021 annule tout simplement le procès sans reconnaitre personne coupable. C’est sans compter la détermination du député François Ruffin qui a fait appel.
La CJIP qui annule les affaires connexes
L’audience de ce lundi a été certes l’occasion de rappeler les fait et d’évoquer le fond de l’affaire, mais elle était surtout orientée techniques judiciaires. On a pu entendre l’unique témoin mobilisé par le camp Ruffin : le député Dominique Potier. Celui-ci était le rapporteur de la commission des affaires économiques lors du vote de la loi Sapin 2 qui a créé la fameuse CJIP qui a permis à LVMH de déposer un chèque de 10 millions pour le pas être poursuivit. Dominique Potier a expliqué devant la cour l’esprit de la loi Sapin 2 et a clairement indiqué que le chèque de 10 millions de LVMH était totalement à l’opposé de ce qu’il avait imaginé lors de la conception de la loi. Selon lui, la CJIP a été prévue pour des faits très complexes, de porté internationale et sur des sujets de corruption ou de fraude fiscale. S’il y aurait bien eu trafic d’influence dans l’affaire Ruffin-Squarcini-LVMH, l’affaire n’est pas très complexe au point de prendre 30 ans à être jugée, l’affaire n’a pas de portée internationale et surtout la CJIP empêche un procès sur des faits touchant à liberté de la presse et au respect de la vie privée qui sont bien loin de la corruption.
Le principal problème dans cette CJIP qui mécontente Ruffin est que cet accord qui porte à l’origine bien sur des sujets de corruptions a embarqué l’espionnage de Fakir et de Ruffin. « La faute à la loi« , rétorque les avocats de LVMH. En effet, la loi précise que les sujets connexes peuvent être ajoutés dans l’accord financier lorsqu’il s’agit de la même affaire. Le député appelé en témoin semble se mordre les doigts lorsqu’on évoque cette disposition qu’il semblait avoir adoubé lors des débats parlementaires de l’époque, comme le rapporte les avocats de LVMH.
Des questions à poser au Conseil constitutionnel
L’objet de cette audience est en réalité assez loin de la CJIP puisque les avocats de Ruffin veulent déposer des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) au Conseil constitutionnel. En substance, iels veulent savoir si la CJIP est vraiment conforme à la constitution, car dans cette affaire Ruffin a vraisemblablement été victime d’espionnage mais n’aurait pas droit à un procès. Le Conseil constitutionnel pourrait se prononcer sur la disposition très floue de l’ajout de tous les sujets connexes dans une CJIP.
Le problème, encore un, c’est que les avocats ne peuvent pas directement aller devant le Conseil constitutionnel. C’est la Cour d’appel qui peut déposer les QPC. Méandres de l’appareil judiciaire, les avocats de Ruffin se sont également pourvu en cassation en même temps qu’iels ont fait appel. La chambre criminelle de la Cour de cassation s’est d’ailleurs exprimé et a conclu qu’il n’y avait pour l’heure pas lieu à statuer à cause justement de la demande de QPC devant la Cour d’appel de Paris.
La CJIP invalidée à cause de simples courriels ?
Les avocats de Ruffin ont prévu le coup si les QPC sont refusées par la Cour d’appel de Paris : elle utilise ce qu’elle appelle « le filet de sécurité », à savoir le recours en excès de pouvoir. Ruffin estime qu’il n’a tout simplement pas été prévenu à temps de la signature de la CJIP de LVMH à 10 millions. Il le disait lui-même le 17 décembre dernier : « J’étais dans le train hier, je retournais à Amiens. Je reçois un coup de fil de mon avocat qui me dit “demain il y une convention qui doit être homologuée” […] J’ai repris le train en sens inverse, je suis même pas sorti de la gare à Amiens, je suis remonté dans l’autre train en face et puis je suis revenu à Paris« . Ruffin et ses avocats ont eu connaissance de la CJIP la veille de son homologation par le juge alors que le code de procédure pénale prévoit un délai de 10 jours pour que les parties puissent demander réparation de leur préjudice (et préparer leur défense accessoirement). Dans la convention de LVMH, il est indiqué que « [Ruffin et Fakir] ont laissé expiré le délai de dix jours » (point 15).
Les avocats de Ruffin ont expliqué lors de l’audience du 9 mai n’avoir pas pu avoir prendre connaissance à temps de courriels les prévenant de cette CJIP. Lors de cette procédure, l’avocat de Ruffin en charge du dossier était dans l’incapacité de lire le moindre courriel ayant subit une intervention médicale à l’épaule. Le 2 décembre 2021 son serveur de courriel a bien réceptionné un courriel mais l’avocat ne l’a pas lu. Ce n’est que le 15 décembre suivant qu’un collègue reçoit un autre courriel du parquet leur disant qu’ils n’arrivent pas envoyer de fax via le RPVA (réseau privé virtuel des avocats) pour les prévenir de l’audience se tenant quelques heures plus tard. 39h pour préparer une défense et trop tard pour demander réparation de leur préjudice, ce sont ce que reproche Ruffin au parquet en faisant un recours pour excès de pouvoir. Le parquet leur a fourni l’horodatage d’envoi et réception des courriels en concluant que ceux-ci ont été ouverts. Les avocats de Ruffin rétorquent que les horodatages indiquent qu’iels auraient ouverts ces courriels 5 secondes après l’envoi et réfute ces éléments leur paraissant irréalistes. Quand aux avocats de LVMH, celleux-ci évoquent des divergences dans l’horloge des ordinateurs qui pourraient expliquer ces horodatages étranges.
Bienvenue dans la justice moderne : les avocats sont maintenant prévenus par courriels et si vous avez un problème avec votre ordinateur ou vos courriels, tant pis pour vous. Pour les courriels et l’horodatage d’envoi et réception fournis par le parquet, c’est ubuesque. La réception par le serveur de courriels ne vaut pas ouverture et lecture du courriel par le destinataire. Ça me semble évidant mais ça va mieux en le disant. Les données des protocoles SMTP et/ou IMAP sont très peu fiables. D’autres juridictions, tel que le Conseil d’État, utilisent des services web pour leur dématérialisation qui leur permettent de prouver l’ouverture de courriels. A s’inspirer…
La cour d’appel de Paris doit rendre ses jugements le 31 mai prochain.